Il y a quelques semaines, il a beaucoup été question de poupées dans certains blogs amis...
J'en avais une que j'ai courageusement décidé de jeter quand nous avons vidé la maison familiale, mon frère et moi, après la mort de Maman. Elle était borgne et unijambiste, couverte de poussière et de toiles d'araignée.
Deux heures après être repartie pour notre campagne, j'ai appelé mon frère pour le supplier d'aller récupérer Chérie dans l'un des sacs poubelles sur le trottoir...
Chérie, c'était le nom que je lui avais donné, à cause de la chanson "Chérie je t'aime, Chérie je t'adore...".
C'était une petite poupée Bella (pour les nostalgiques...), noire de peau - ce qui était rarissime à l'époque, mais mes parents étaient plutôt non-conformistes, et un peu marginaux. Maman lui avait confectionné un costume de French-Cancan, le même que celui qu'elle m'avait fait pour le gala de danse.
Ce costume était dans une espèce de satinette vert olive pour les blondes, et prune pour les brunes. Je trouvais le prune bien plus joli, mais rien à faire, j'étais blonde ("
déjà?", feraient remarquer mézados...). Une robe à manches ballons, serrée à la taille avec une large jupe "dans le biais" qui faisait joli quand on tournait. Avec un jupon de coton et des froufrous à l'intérieur (puisqu'on soulevait le tout), agrémentés de noeuds de la même couleur que la robe, et une jolie culotte au-dessus de nos collants noirs, avec froufrous et noeuds aussi. Puis un chapeau style XIXe, noué sous le menton avec une espèce de large rebord en corolle autour du visage, dans la même satinette, orné aussi de froufrous avec les mêmes petits noeuds. Une splendeur, quoi... surtout pour une petite fille de 7 ans à peine.
Nous étions donc anti-conformistes, chez moi. Assez, par exemple, pour ne pas avoir la télé ou ne pas aller au cathéchisme. Assez pour que Maman décide, avec les chutes de tissus, de confectionner une robe identique pour Chérie.
Je repense à la réaction du groupe des mères de mes copines de danse, pouffiasses bien pensantes et bien élevées qui fréquentaient la messe et faisaient dans la bienfaisance, connasses de première, elles dont les filles étaient toujours coiffées impeccables et habillées de robes bien repassées et tirées à quatre épingles avec des souliers bien cirés ou vernis... Je repense à leur réaction le jour où, fière comme tout, j'ai ramené ma Chérie avec moi à la répétition...
"
Plutôt que de faire une robe pour la poupée, elle aurait pu s'appliquer un peu plus pour faire la robe de sa fille..."
J'étais un peu plus loin, quand ça a été dit. Mais pas trop, pour que j'entende... S'en est suivi un échange sur la façon dont nous étions élevés, mes frères et moi.
Heureusement pour moi, j'avais déjà conscience de notre "marginalité", et je l'ai pris de haut : je les ai royalement méprisées, ces médiocres...
Cet épisode, qui m'était complètement sorti de la tête, m'est revenu, il y a plus de dix ans, alors que je marchais dans la rue avec une belle amie qui me lit, ne commente jamais et se reconnaîtra... C'était l'été, elle avait un chemisier à manches courtes, et la bretelle de son soutien-gorge de satin prune a glissé sur son joli bras... Du satin prune, juste comme celui de la robe des brunes... Le coup de la madeleine que ça m'a fait!
Sur le coup, ça a été comme une vanne qui s'ouvre, je lui ai tout raconté, la poupée, le gala de danse, les pouffiasses, tout...
J'y ai repensé, souvent, depuis. A chaque fois, c'est surtout une colère monumentale qui me vient, non pas de ce qu'elles ont dit, mais de ce qu'elles l'aient fait devant moi, sans se soucier de ce que je pouvais ressentir, voire par pure perversion...
Et si j'y ai beaucoup repensé, ce n'est pas en m'appitoyant sur la petite fille que j'étais. Je l'ai dit, j'avais le cuir solide - et l'ai pris de haut, même si ça m'a encore plus conforté dans la marginalité.
Mais l'idée que l'on puisse faire ça à un enfant, à n'importe quel enfant, voire à mes enfants, me rend
malade. Là, j'écris, mais je bouillonne, j'ai le poil hérissé, le coeur à 180... plus de quarante ans plus tard...